Amand avait retrouvé l'air réconfortant embaumé de vieux whisky. Il était assis, son verre à moitié vide. Il contemplait les reflets ambrés que le cristal jetait sur le comptoir. La taverne était redevenue son sanctuaire, un lieu où le monde extérieur, ne pouvait pas l'atteindre.
Les rires, les verres qui tintent et les voix des clients avaient eu raison de sa détermination. Finalement, tout était redevenu comme avant, la même assurance brumeuse l’enveloppait à nouveau. L’étranger était toujours là, dans son esprit, mais son ombre s’était un peu diluée. Son nouveau départ, son voyage, s’était éloigné. Il était reparti à la dérive dans sa propre mer solitaire.
Le soleil du matin filtrait au travers des vitres poussiéreuses de la taverne baignant les murs d’une couleur ambrée qui dansait sur les tables et les verres.
Dans sa danse, elle se fracassait sur les bouteilles à l’arrière du bar et lançait des éclats multicolores, un peu comme dans un temple lorsque la lumière transformée par les vitraux sublime les murs et révèle leur aura divine.
Alors qu’Amand contemplait cette scène avec une ferveur qui ferait pâlir la plupart des bigots les plus assidus, un petit attroupement s'était formé autour du vieux Sam qui tenait la chandelle à l’autre bout du comptoir.
L'agitation semblait palpable et cela eut pour effet de le tirer hors de ses pensées. Tout le monde semblait consterné on aurait dit qu'une catastrophe sans nom s'était abattu sur la ville.
Le Vieux Sam, un homme affable proche des quatre-vingt ans avec sa dégaine de chanteur de blues faisait partie de ces gens qui ont le chic de rendre le quotidien un peu plus léger.
Mais cette fois, il avait perdu sa légèreté habituelle et son visage d’une couleur ébène éclatante ne rendait pas son éclat habituel. Le journal local était étalé sur le comptoir à côté de sa tasse de café.
— “C’est quand même dingue!”
Bud, face à lui de l'autre côté du comptoir, un essuie de vaisselle flanqué sur l’épaule, s'appuyait de tout son poids sur le bord de l’évier fixant d’un regard consterné Le Vieux Sam qui parcourait de son doigt tortueux le gros titre qui trônait sur la première page.
Parmi la petite troupe qui entourait Le Vieux Sam, tout le monde semblait figé, abasourdi. Un cataclysme venait de s’abattre sur la ville.
Sur le papier, deux mots, “Nuit” et “horreur”, écrasaient de tout leur poids un article et sa photo. L’article racontait une sombre histoire qui allait certainement marquer les esprits de cette petite ville pour longtemps.
Le Vieux Sam, le regard plongé dans le noir intense du café qui tournait dans sa tasse semblait complètement désemparé.
— “Je ne comprends pas. Ils avaient l’air d’une famille tout ce qu’il y a de plus normal. Ils habitaient à deux rues de chez moi. Je me rappelle que je l’ai même eue comme élève à l’époque.”
Sa voix tremblait quelque peu, puis il ajouta:
— “Je la croisais de temps à autre au marché ou en ville. On a même parlé de la Bible une fois. Cela ne m’intéressais pas plus que cela mais je l’ai quand même écoutée par politesse.”
Bud, se penchant un peu plus au dessus du comptoir, prit alors une voix de messe basse et précisa:
— “Il paraît qu’elle a laissé une lettre. Qu’elle y avait avoué avoir un amant et que son mari l’avait appris. Que les pasteurs à son église allaient la jeter dehors et qu’elle ne pouvait pas le supporter. C’est Chuck qui bosse au journal qui me l’a dit. Il est venu ce matin, à l’ouverture. Il a lu la lettre, il était complètement retourné.”
Un silence pesant enrobait les mots que Bud prononçait à cet instant. Et dans l’esprit d’Amand qui fixait son verre il venaient de créer une véritable tempête que de lourds nuages noirs annonçaient à l’horizon de son esprit.
La voix de Bud prit soudain un air plus dramatique:
— “Elle avait écrit des propos obscurs à propos de la fin du monde, qu’elle avait péché et que du coup elle ne pourrait plus aller au paradis. Que, soi-disant, elle ne pourrait effacer son péché que dans la mort. Elle était convaincue que, comme elle n’était pas encore bannie de l’église, elle avait encore une chance de retrouver sa famille au paradis… bref, elle avait un beau merdier dans sa tête la petite, moi j’vous l’dit.”
— “Ouais, comme quoi la stupidité tue!” Renchérit Zak.
— “Pauvres gamins!” la voix du vieux Sam avait pris l’air de ces gens qui récitent des prières dans l’espoir qu’un signe, un hypothétique salut divin vienne les arracher aux flammes d’un enfer bien réel.
— “Pour sûr que c’est malheureux pour les gamins! Ils ne méritaient pas ça!” Alors qu’il lâchait ces mots, une colère sourde s’était installé sur le visage de Bud qui pour une fois se servait un verre.
Les nuages noirs avaient fini d’assombrir l’esprit d’Amand et la tempête se déchaînait. Elle s’appelait Kate, il la connaissait bien. Et, malgré la dose d’alcool qu’il avait déjà dans le sang à cet heure de la journée, cette conversation le déchira de l’intérieur.
Les démons du passé se mirent à danser dans sa tête. Dans leur ronde macabre ils riaient et jouaient. Bien que travestis en anges de lumière, ils ne cherchaient même plus à trahir leur vraie nature. Ils célébraient leur forfait.
Les images du passé dansaient devant ses yeux. Le souvenir de cette famille à l’église quand du haut de sa chaire il les apercevait, tous les quatre, bien habillés, souriants immergé dans son sermon.
Une petite famille modèle. Il ne comprenait que trop bien la pression qu’elle avait du subir alors qu’elle allait être bannie. La folie qui a du s’emparer de son âme alors qu’elle allait tout perdre.
A l’instant même où le pasteur prononcerait la sentence, devant toute l’assemblée comme le veut la coutume, elle serait devenue un instrument du diable aux yeux de sa famille, ses amis, les fidèles. Toute sa vie s’effondrerait. Tout comme lui, elle serait damnée, sans espoir de vie future, de bonheur.
Il les entendait, les voix démoniaques, qui prendraient bientôt possession de la bouche des fidèles, des pasteurs, s’immisçant dans les esprits lors de l’office de la semaine.
Elles prendraient la tribune déversant un discours plein de “Voilà ce qui arrive aux pêcheurs”. Vomissant leur vérité, éclairant l’église de leur lumière trompeuse. Égarant la foule des croyants et provoquant le malheur tandis que les démons ne restent que des démons peu importe la lumière avec laquelle ils éclairent leurs vices. D’un coup, Zak se tourna vers Amand:
— “Tu les connaissais Amand ? Non?”
Le temps s’était figé. On aurait dit que la taverne retenait son souffle et qu’un malaise palpable venait de s’installer.
— “Ils allaient à la même église que toi, non?”
Amand se contenta d’hocher la tête, il n’avait pas la force de répondre. Alors, il avala ce qui restait de poison dans son verre espérant qu’il ne tue les démons qui continuaient leur macabre ronde dans son esprit.
De ses mains tremblante fit un signe que Bud comprit immédiatement. A peine le liquide doré eut-il le temps de couler au fond du verre qu’Amand, le portant à sa bouche d’un geste vif et désespéré, en lampa le contenu. C’est à cet instant, alors que son verre s’abattait sur le comptoir, provoquant un claquement sec et brusque, que quelque chose d’inattendu se produisit.
La porte des toilettes s’ouvrit et, alors qu’il restait figé de stupeur, une silhouette sombre et énigmatique sortit pour se diriger droit vers la sortie. Amand sursauta puis observa, incrédule, l’étranger passer tout à côté de lui. Leurs regards se croisèrent un court instant tandis que l’étranger se glissait hors de la taverne.
Quelque chose dans ses yeux , un éclair de reconnaissance, ou peut-être un plaidoyer silencieux, le poussa à le suivre. L’alcool dans ses veines lui prêtant un faux courage, il se leva d’un coup, laissant derrière lui Bud et les autres dont les visages s’étaient soudain figés, transfigurés par la surprise.
Les rues de Warwick semblaient encore engourdies. Le soleil jetait une lumière pâle sur les pavés et Amand se traînait hors de la taverne, tentant de suivre l’étranger qui avançait d’un bon pas. Le cœur d'Amand se déchaînait tel une créature sauvage enfermée dans sa poitrine.
L'étranger lui paraissait inaccessible, une figure spectrale toujours hors de portée de sa réalité. Il semblait le conduire non pas à une destination, mais à une révélation. Il sentait l'air vibrer, vivre et se charger d’électricité.
Chaque coin de rue annonçait un portail, une révélation, ou un péril. Leur course poursuite ressemblait à une valse folle, chaque pas une mesure de plus jouée sur la partition de leur destins mêlés.
Soudain, le regard de l'étranger rencontra celui d’Amand, un bref dialogue silencieux s’installa tandis que l’étranger s’était arrêté devant la porte d’une ancienne librairie, un monolithe construit de vieilles pierres, qui se tenait là, au milieu de la rue principale avec ses fenêtres sombres et sa porte vitrée de petits carreaux qui s’enfonçait entre deux étalages de vieux livres d’occasions adossés à la façade, sur le trottoir.
L’étranger sembla hésiter, debout devant le seuil. Puis, d’un pas déterminé il s’engouffra dans la boutique et Amand, sans hésitation le suivit.
A l’intérieur, l'odeur de vieilles pages et de tomes en cuir remplit ses narines, une odeur familière, une odeur d’enfance. Un souvenir l’étourdit un instant. Celui de ses après-midi perdues dans les mondes entre les pages des livres qui chuchotaient des secrets que seule l'imagination d'un enfant pouvait conjurer. Ces livres qu’il aimait tant, ce plaisir de les retrouver lorsqu’il s’arrêtait ici en revenant de l’école.
Mais à cet instant, la librairie avait pris l’allure d’un labyrinthe d'ombres enveloppé d’une faible lumière qui filtrait péniblement au travers des vitres. Amand se déplaçait avec prudence, cherchant l’étranger tandis que ses sens aiguisés par l’adrénaline tranchaient dans le brouillard alcoolisé le maintenant aussi alerte qu’un prédateur sur la piste de sa proie.
Un son de pages tournantes résonnait à travers les couloirs brouillés créant une cadence rythmique qui semblait lui indiquer le chemin à suivre pour s’enfoncer plus profondément au cœur du labyrinthe.
Soudain, un bruit attira son attention. Il reconnut aussitôt le bruit de pas pressés mêlé de grincements métalliques qui provoquèrent un frisson, une sensation désagréable qui se glissa le long de sa colonne vertébrale. L'étranger empruntait l’escalier et se dirigeait vers une pièce à l’étage, Amand savait qu’il devait agir rapidement. Il s’y engouffra à son tour et monta quatre à quatre l'escalier en spirale créant une cacophonie de pas retentissants qui venaient ébranler le silence de la librairie.
La pièce à l’étage ressemblait à une caverne, des étagères imposantes s'étendaient dans les ténèbres, leur contenu intouché par le temps dégageait une odeur de mystère. Dans un coin, face à l’une des étagères, l’étranger étendit une main, ses doigts s'arrêtant sur la tranche d’un livre.
Puis, alors que ses doigts trahissaient quelques tremblements comme s’il ressentait la puissance dans ses pages, l’étranger sortit un livre en cuir rouge. Debout, comme figé, il se mit à caresser la couverture qui brillait.
Amand reconnut ce livre immédiatement. Il le connaissait, il s’agissait d’un livre ancien que les dirigeant de son église avaient jadis banni. Un héritage encombrant, légué par son fondateur. Il se rappela l’avoir aperçu, enfant, dans la bibliothèque de son grand-père.
Petit, il était toujours impressionné par sa couverture sur laquelle une gravure dorée, représentant le plan intérieur des couloirs, des dédales énigmatiques, des puits et des chambres d’une pyramide l’invitait au mystère.
L'étranger, ignorant la présence d'Amand, parcourait avec son doigt un chemin qui s’enfonçait au cœur de ce plan gravé dans le cuir. Ce livre avait pris l’apparence d’un objet de beauté et de mystère dont les symboles complexes sur la couverture dansaient dans la pénombre.
Il s’approcha de l’étranger, ses pas faisant grincer le bois du parquet qui se cachait sous le tapis, les craquements résonnants sur les murs de pierre.
L'étranger se tourna alors vers lui, ses yeux resplendissants d'une lumière qui semblait le transpercer. Mais avant qu’il ne puisse réagir, l'étranger disparut, laissant tomber le livre et sa pyramide d'or. Une poussée irrépressible traversa Amand qui se précipita pour le ramasser.
Soudain, en se relevant, tandis qu’il se mit à effleurer la pyramide, une sensation de froid parcourut ses doigts, mille murmures remplirent sa tête, les morceaux d'un puzzle ancien que lui seul pouvait résoudre. Il bascula, la noirceur de l'inconscience l’avalant tout entier.
Quand il revint à lui, la bibliothèque était baignée d'une lumière différente, ce n'était ni une lueur chaude, ni ce qui semblait être comme l'illumination étrange d’un vitrail. C'était une lumière dure et impitoyable qui jetait de longues ombres, semblant se tordre et s'engourdir alors qu’il essayait de retrouver ses esprits.
Deux yeux, grands et ronds le dévisageaient tandis qu’une peur certaine et franche transperçait les verres d’une paire de lunettes dont la monture dessinait deux larges hexagones fichés de part et d’autre d’un petit nez en trompette.
— “Vous allez bien?”
La libraire, une jeune femme d’environ trente ans se tenait au dessus d’Amand. La pyramide d'or sur la couverture du livre était étendue sur le sol à côté de lui.
Amand s’assit, son cœur frappait fort à l’intérieur de sa poitrine alors qu’il tournait la tête observant les environs. L'air qui charriait avec lui l'odeur de pierres et de vieux livres donna soudain un sens tangible à ce qu’il venait de vivre. Une sensation de fourmillement le parcourait, comme si un armée de fourmis rampait sur sa peau.
— “Monsieur?” La jeune femme se montrait un peu plus insistante tenant son téléphone dans une main, prête à appeler les secours.
Amand, la regardait, hébété. Il percevait sa voix mais elle semblait étouffée par un doux bruissement, le bruit des pages d’un livre qu’on effeuille avec détermination. Il se tourna, l'étranger était réapparu et se tenait debout dans un coin de la pièce, son regard fixé sur la pyramide d'or.
Amand se leva, ses muscles protestant après ce bref épisode d’inconscience. Le regard de l'étranger s’était suspendu dans l'air, un mystère enveloppé dans les pages de cet ancien livre.
Amand sentit une traction dans son intestin, un avertissement instinctif lui indiquant qu’il devait le lire. La curiosité, et peut-être une touche de défi, le poussait à aller plus loin. Amand ramassa le livre.
L'air autour de lui commençait transpirer d’une sorte d’énergie. La pyramide dorée se mit à briller d’une luminescence qui pulsait jusqu’à devenir aveuglante. L'étranger s'approcha, et alors qu’il posa sa main sur la pyramide, la température dans la pièce tomba précipitamment.
Amand regardait, envoûté par ce spectacle, tandis que le toucher de l'étranger réveillait en lui quelque chose d’ancien et de puissant. La bibliothèque elle-même semblait répondre à cette scène, ses murs tremblant avec une force à la fois externe et interne.
Brusquement, cette vision prit fin. La pyramide perdit de son éclat, la température revint à la normale, et l'étranger s'éloigna alors qu’il regardait Amand, une expression illisible s’était installée sur son visage.
Il se retourna et partit, laissant Amand et la jeune femme dans la pièce avec la pyramide d'or et le poids d'une révélation qu’Amand seul avait vécu.
— “Si vous voulez je peux appeler un médecin.” Une incompréhension totale se lisait dans le regard de la libraire. La jeune femme, incrédule, observait Amand tentant de comprendre ce qui se passait.
— “Ça va aller ne vous inquiétez pas. Je… je vais prendre ce livre.” La voix d’Amand tentait péniblement d’articuler ces mots tentant de sauver les apparences.
La bibliothèque était une fois de plus tranquille, ses secrets biens gardés en lieux sûrs à l’intérieur de ses murs de pierre. Tandis qu’Amand sortait de la librairie, l’expérience qu’il venait de vivre tournait dans son esprit tel un film, une aventure, la promesse d’un voyage rempli de périls et de découvertes.
Quelque part au fond de lui, il savait que ce n'était pas un simple rêve, une hallucination forgée par les esprits vaporeux de l’alcool qui coulait dans ses veines. C'était réel. C'était sa nouvelle réalité.