Au grand étonnement de Bud, ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’Amand fit son entrée dans ce qu’il tenait pour son sanctuaire où la clameur du monde extérieur était noyée par le murmure des clients et l'odeur riche et terreuse de bois et de vieil alcool. Derrière son comptoir, Bud lui jeta un regard étonné mais discret, comme si il voulait feindre l’indifférence.
Le vieux Sam, en grande discussion avec le patron pivota sur son tabouret et ne cacha pas son étonnement non plus lorsqu’il aperçut Amand, une main posée sur le cuir d’une sacoche qu’il portait en bandoulière ne prit pas le chemin habituel vers le bar mais alla s’asseoir dans un recoin du petit salon où la lueur chaude des lustres projetait une lumière confortable sur le sol en bois.
Amand avait besoin de trouver un certain réconfort, peser le poids de ses histoires personnelles, un contrepoint au froid qui murmurait dans les ruelles au-delà de la chaleur de la taverne. Peut-être ce livre lui dévoilerait une énigme cachée, un signe, une explication aux événements qu’il venait de vivre. Peut-être lui permettrait-il de comprendre l’étranger.
Le vieux Sam, se retourna à nouveau et, murmurant à peine des lèvres, pivotant rapidement la tête vers l’arrière lui fit signe que ce serait bien d’aller voir si Amand allait bien.
Bud, feignant de ne pas avoir remarqué l’absence inhabituelle d’Amand au comptoir, se rapprocha pour échanger quelques banalités. Amand, se contenta de montrer poliment qu’il ne souhaitait pas s’étendre. Bud lui tournant le dos, le laissa seul, le livre bercé sur ses genoux, un verre de bourbon posé sur la table basse devant lui.
L’ambiance de la taverne, sa lumière, ses odeurs, ses sons, le chuchotement des conversations avaient toujours été un baume pour l'âme agitée d'Amand, un sanctuaire où les exigences implacables du monde étaient réduites à un murmure lointain. Ce soir, cependant, les sons familiers sonnaient comme une symphonie discordante.
Bien enfoncé dans son fauteuil, caché au creux d’un endroit où les yeux des clients ne pouvaient que passer au-dessus de lui, adossé à la peinture fanée d’un mur en bois antique. Ses doigts traçaient les contours du livre dans ses mains. Ce tome lui semblait être gravé avec les secrets de l'univers, sa couverture vivante effectuant un numéro de danse baigné de lumière dorée qui défiait la réalité de la taverne. L'air autour de lui semblait se volatiliser, comme chargé d'une anticipation électrique qui le faisait frissonner.
Le cœur d'Amand se mit à battre à un rythme frénétique alors qu’un silence sacré enveloppait peu à peu la taverne. Une odeur musquée de vieux papiers, un écho tangible des innombrables histoires et secrets qui avaient été murmurés dans les pages de livres depuis des temps immémoriaux envahit ses narines. Son regard tournait autour du labyrinthe sur la couverture, chacun des couloirs paraissait tel une sentinelle silencieuse qui gardait les passages de la connaissance et les échos d'un passé qui s'accrochait au présent pour former une toile d'araignée.
Le souffle d'Amand se prit dans sa gorge alors qu'il s'approchait, le bout de son doigt brossant cheminant dans le symbole énigmatique, son pouls battait au rythme de quelque chose de profond et ancien. Les pages du livre se mirent à chuchoter des secrets, chaque mot un écho d'une vérité qui se sentait à la fois lointaine et terrifiante.
Soudain, l’air de la taverne sembla changer, un tremblement subtil provoqua un frisson qui se mit à courir à travers les os d'Amand. Les pages chuchotantes devinrent silencieuses. Il était là. Amand pouvait sentir sa présence. Le monde d'Amand était au bord de la réalité, le visage et les paroles de l'étrange échouant dans la chambre de son esprit. La taverne, autrefois sanctuaire de solitude, se sentait maintenant comme le seuil d'une odyssée qui s'étendait au-delà des limites de l'espace et du temps.
Amand savait qu'il fallait aller de l'avant dans l'abîme pour affronter l'énigme de son propre destin. Le choix était le sien, une croisée dans le chemin de sa vie qui pouvait le conduire à la folie ou à une vérité si profonde qu'elle pouvait briser l'essence même de son être. Avec un souffle profond et terrifiant, Amand ouvrit le livre, les doigts brossant la couverture de la pyramide d'or, et sentit le tissu de sa réalité qui commençait à se désintégrer.
L'étranger apparut alors, comme s'il était convoqué par le pouls même du livre. Sa voix, une mélodie douce et envoûtante, coupa la brume de l'ambiance de la taverne.
— “Amand!” ses mots semblaient alourdir l'atmosphère même de la pièce.
— “Les histoires qui résonnent dans les chambres de ton cœur ne sont pas des inventions. Ce sont les sirènes silencieuses d'une vérité qui te tend les bras, un carrefour où le destin et le choix s'entremêlent.”
Le regard de l'étranger avait l'intensité d'un prédateur. Ses lèvres, enroulées dans un demi-sourire, donnaient à ses yeux resplendissant d'une lumière qui semblait percer l'obscurité de la taverne un air peu rassurant, ambigu.
Amand observait, incrédule, l’air autour semblait craquer d'énergie, la couverture du livre resplendissant d'une aura dorée qui s'infiltrait dans la peau d'Amand. Il savait, avec une clarté incontestable qui résonnait au cœur de son être, qu'il se tenait sur le précipice d'une aventure qui modifierait sa réalité, et qu'il pouvait sentir dans le regard de l'étranger, la promesse silencieuse qu'ils étaient tous deux irrévocablement liés dans un destin beaucoup plus grand qu'eux-mêmes.
Soudain, dans un souffle, l’étranger se volatilisa et de là où il était assis, Amand vit la porte des toilettes se refermer comme si quelqu’un venait de s’y engouffrer. Avec un cœur battant comme un tambour dans sa poitrine, Amand savait qu'il était au précipice d'un voyage qui couperait à travers le tissu de sa réalité, alors il se leva et après avoir glissé le livre dans son sac, le tenant contre lui, se dirigea vers la porte qui venait de claquer.
Passant la tête d’abord, l’odeur d’urine lui saisit le nez. La lumière sombre et froide qui se reflétait sur le carrelage bleu délavé des murs donnait une ambiance sale et banale aux toilettes. Amand, s’engouffra tout entier dans la pièce puis se tenant maintenant face au miroir usé au-dessus de l’évier, il restait figé, silencieux. Il guettait le moindre son mais seul les gouttes s’échappant du vieux robinet venaient faire échos à son attention. Derrière lui, les deux cabines avaient la porte entrouverte et il ne pouvait que constater qu’il était seul en cet endroit.
Soudain, un signe, presque imperceptible fit son apparition. Une faible lumière sembla se mettre à briller de dessous la porte d’une des cabines. Un faible courant d’air semblait s’en échapper. Amand, la main tremblante, écarta légèrement la porte pour tenter d’entrevoir le mystère. Au-dessus de la cuvette, en l’air, une légère brume scintillante s’était mise à flotter. Le livre dans le sac d’Amand semblait vivant. Posant sa main sur le cuir, il pouvait sentir comme un cœur qui battait. Un effroi le saisit sur tout le corps. Les poils sur son cou et le long de ses bras se dressèrent.
En un clin d'œil, une forme de l'étrange s'est incrustée, comme un spectre fantôme dans un royaume où les règles de la réalité étaient pliées et tordues en quelque chose d'inconnaissable. Amand s'est retrouvé à la dérive dans une dimension où la voix de l'étranger fut d’abord un murmure dans l'obscurité puis une balise le conduisant à travers le labyrinthe de l'existence.
Amand sentit une secousse, une sensation d'étirement, de flexion comme s’il tombait dans un trou noir, un lieu de contrastes et de vérités cachées, un endroit où chaque ombre pouvait garder un secret, et chaque réponse pouvait conduire à une autre question. Amand sentait l'air autour de lui vibrer avec le bruit du potentiel et les murmures de mondes indicibles.
L'air autour de lui se mit à briller, un tourbillon de lumières et d'ombres. D’un coup, il bascula dans un portail, un pont entre les mondes. Une énergie formidable l’étira sans qu’il ne puisse résister à son attraction. Comme un nageur, emmené par un puissant courant océanique, il était trop tard pour faire marche arrière, le portail avait choisi son moment, Amand sombra, pris dans l'abîme.